L’insubmersible Hôpital Public qui coule sous vos yeux

De Karim Khelfaoui, médecin révolté
31 octobre 2021

J’écris ces lignes justes avant de prendre ma garde à la régulation du SAMU. C’est un poste privilégié d’observation de notre système de santé, un peu comme la tour de contrôle d’un aéroport. Notre rôle est d’assurer le lien entre la médecine de ville et la médecine hospitalière, évaluer la gravité des situations et transférer à l’hôpital toutes celles et ceux qui le nécessitent. En travaillant à la régulation, on voit à quel point notre système de santé est abimé, on voit tous les manquements et les limites du système en ville comme à l’hôpital.

Je vais prendre ma garde et j’ai la boule au ventre parce que je vois notre système de santé s’effondrer de plus en plus vite. J’ai la boule au ventre car je sais que je vais être dans l’impasse pour bon nombre de patients, que je vais devoir transférer aux urgences faute de recours en ville alors même que l’hôpital est en train de couler. C’est le Pr Delfraissy, président du conseil scientifique, qui vient de lâcher une véritable bombe en révélant qu’une étude flash montrait que 20% des lits d’hôpitaux sont fermés faute de personnel soignant.

L’hémorragie de soignants commencée depuis des années s’est largement accélérée au cours de l’année dernière. Il faut bien dire que la gestion de ce gouvernement a été calamiteuse. Après des années d’alertes, les soignants hospitaliers ont lancé des mouvements sociaux complètement inédits. Plusieurs centaines de services d’urgences s’étaient mis en grève en 2019 à travers le pays mais lorsqu’ils font grève les soignants continuent de travailler pour assurer la continuité des soins, pour qu’il n’y ait aucune perte de chance pour les patients. Ce dévouement a permis au gouvernement Macron d’ignorer totalement le mouvement social et ses revendications.

Ce dernier a donc grossi, s’est étendu au-delà des urgences et a conduit à de grandes manifestations des hospitaliers, concomitante des manifestations contre la réforme des retraites. Le bras de fer engagé a été interrompu par la première vague du COVID. Après des semaines d’applaudissements aux fenêtres durant la première vague, les soignants enorgueillis sont retournés dans la rue en espérant un soutien populaire massif mais n’ont reçu que des lacrymogènes et des grenades de désencerclement.

Comble du cynisme et de l’hypocrisie, le gouvernement annonce qu’il va faire une enquête pour comprendre les raisons de tous ces départs alors que le ministre de la Santé Olivier Veran s’autosatisfaisait encore récemment des résultats de son Ségur qui n’a rien réglé. A l’issu de ce plan de communication, rien sur les ouvertures de postes ou de lits, rien sur l’approvisionnement en matériel, rien sur la réforme de la gouvernance de l’hôpital. Les augmentations de salaires décidés ne concernent pas tout le monde et nos soignants ont encore des rémunérations 10% inférieurs à la moyenne européenne.

Beaucoup de soignants ont vécu la conclusion de ce Ségur comme une insulte.

Soit ce gouvernement ne sait vraiment pas pourquoi les soignants ne veulent plus travailler à l’hôpital, ce qui en fait des incompétents notoires. Soit ils essaient de gagner du temps avec une enquête qui ne serait que de l’enfumage à l’image de tous les audits qui sont fait dans les hôpitaux (coûtant chacun des millions d’euros au contribuable en faveur de sociétés privées) « pour comprendre les dysfonctionnements ».

Ça fait maintenant de nombreuses années que les soignants alertent sur tous les tons de la destruction de l’hôpital public méticuleusement organisée par les gouvernements successifs. Je me souviens des premières manifestations auxquels j’ai participé en tant que soignant pour l’hôpital. C’était en 2009, j’étais alors en 3ème année de médecine et nous luttions contre la réforme Bachelot qui était en train de généraliser la logique de l’hôpital entreprise. En installant les directeurs dans le rôle de grands patrons, la réforme leur conférait un pouvoir quasi absolu, y compris sur le projet médical de l’établissement, sans avoir pourtant aucune compétence en la matière. S’en est suivi l’apparition d’un management toujours plus autoritaire, toujours plus omniprésent. Au nom d’une prétendue modernisation de l’offre de soin, on a plié l’hôpital à des objectifs de rentabilité. Diminution des effectifs soignants, gestion des lits en flux tendus, fermeture des lits pour amorcer le virage ambulatoire sont devenus les nouveaux mantras d’un corps administratif déconnecté des réalités du soin, encouragés par les gouvernements Sarkozy / Hollande / Macron.

Le nombre de soignants par patient ne cesse de diminuer alors que le personnel administratif dans les directions d’hôpitaux n’a fait que croître. Le sous-effectif chronique en soignants a non seulement épuisé ces derniers (expliquant le nombre croissant d’arrêt maladie) mais a conduit à une déshumanisation et une perte de sens des métiers. On ne soigne plus des personnes, on les « prend en charge ». Les politiques de performance ont provoqué une accélération des cadences qui sont devenus industrielles. Dans ces conditions, la maltraitance devient institutionnelle et provoque un mal-être généralisé des soignants.

Par ailleurs, pour faire des économies, les lits sont gérés en flux tendu : c’est-à-dire qu’aucun lit de l’hôpital ne doit être vide. Cette logique conduit à fermer temporairement des lits (donc des postes de travail de soignants) en fonction de l’activité avec une difficulté majeure : il est plus rapide de fermer que de rouvrir les lits. Dès qu’un pic d’activité non prévue par l’appareil administratif hypertrophié s’abat sur un hôpital, les patients s’accumulent dans les couloirs des urgences. Cette scène vous est familière ? C’est normal, on la voit chaque année au journal télévisé lors des épisodes de grippes. Ce qu’on ne vous montre pas, c’est que c’est une scène fréquente en dehors des épidémies à cause de cette gestion en flux tendu, il faut attendre une sortie avant de pouvoir transférer un malade en service. Chaque soir le même cirque « du point des lits » a lieu aux urgences : la cadre de santé vient annoncer la poignée de lits disponibles sur l’hôpital, qui sont souvent rapidement remplis, puis il faut attendre les sorties du lendemain midi pour transférer les autres patients qui attendent dans les couloirs. Souvent les hôpitaux se mettent « en tension », c’est-à-dire qu’ils déclarent ne plus avoir de lit disponible au SAMU et aux autorités sanitaires.
Si un hôpital à proximité a encore de la place, il peut se déclarer « solidaire » de l’hôpital en tension et le SAMU dérive alors le flux de patients transportés par les pompiers ou en ambulance vers ce deuxième hôpital. Mais dans la grande majorité des cas, personne ne peut être solidaire et les patients continuent alors d’affluer vers un hôpital où aucune place n’est disponible. Lorsque j’étais interne aux urgences, j’ai vu des scènes totalement incroyables où des dizaines de camions de pompiers font la queue devant les urgences pour déposer leurs malades, avec des temps d’attentes de plusieurs heures car les couloirs des urgences sont aussi pleins que lits de l’hôpital.
La perte de chance pour les patients est majeure alors que ce sont des vies qui sont en jeu. J’ai aussi vu dans ces situations des bras de fer s’organiser entre des médecins urgentistes complètement débordés et des directions d’hôpitaux qui refusent de déclarer l’hôpital en tension.

J’ai appris plus tard que les directeurs d’hôpitaux avaient des primes annuelles plus élevés s’ils avaient un faible taux de tension de leur hôpital. Ce n’est pas le COVID qui a saturé l’hôpital public mais des politiques néolibérales criminelles qui ont programmé sa saturation permanente pour le rendre rentable. La seule nouveauté du COVID est que cette saturation a atteint un tel point qu’il a été impossible au gouvernement de la cacher aux français puisqu’il a fallu déprogrammer tous les soins non urgents. Tous ces soins qui n’ont pas été fait n’ont ensuite jamais pu être rattraper malgré le dévouement du personnel soignant car le gouvernement Macron n’a pas ouvert de postes de soignants supplémentaires, ils ont même continué leur méticuleuse entreprise de destruction de l’hôpital en fermant près de 6000 lits supplémentaires en pleine pandémie…
A tout cela s’ajoute le manque chronique de matériel, l’absence d’écoute des directions et la difficulté à gérer l’impatience et la colère des patients et de leurs familles.

Ces conditions de travail déplorables sont aussi présentes dans les cliniques privées car les mêmes logiques de rentabilité y règnent. La situation n’est pas bien meilleure en ville où les infirmiers sont payés au lance pierre et les médecins sont débordés après 50 ans d’insuffisance en formation de nouveaux médecins pour prendre la relève. Beaucoup ferment leur cabinet le vendredi et ne le rouvre plus le lundi. Les visites à domicile sont devenues très rares faute de temps et les associations de médecins qui en pratiquent sont débordées. Dans ce contexte, comment s’étonner que 180 000 infirmiers aient décidé de changer de métier ? Dans ce contexte, comment s’étonner que de l’hémorragie de soignants à l’hôpital comme ailleurs ?
Beaucoup d’entre vous m’ont demandé pourquoi je ne m’exprime plus. Je dois bien dire que comme mes collègues soignants, je suis fatigué de ces situations quotidiennes qui transforment les plus beaux des métiers en véritable cauchemars.
Je suis fatigué de faire face à un gouvernement et un ministre qui font semblant de ne pas voir, de ne pas comprendre ou qui font des diversions avec des enquêtes et des Ségur. Je suis fatigué de voir nos hôpitaux comme tous nos services publics détruits.

Au fond, la solution ne peut venir que d’un réveil populaire qui retrouve les aspirations de solidarité et de combativité sociale des générations précédentes. Je sens que c’est possible. Mon espoir est que ce message diffuse pour encourager ce réveil et que revienne les jours heureux.

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